11

Les trois Français sont

attachés mains croisées derrière le dos. Leurs liens entourent leurs cous, provoquant

une strangulation au moindre mouvement. Un sous-officier hargneux et brutal les

pousse au centre de la longue colonne qui s’ébranle, dévalant un sentier.

Bergé, Sibard et Mouhot

fournissent des efforts surhumains pour suivre la cadence pourtant lente. À plusieurs

reprises, l’un d’eux trébuche, s’affale sans pouvoir protéger sa chute ; il

est relevé à coups de crosse.

Ils se traînent trois

heures avant d’arriver sur la petite place du village de Vassilika-Anoya. Les S.S.

les poussent dans une cour d’école, puis les font pénétrer dans une grande

pièce rectangulaire, sobre et nue, vraisemblablement le réfectoire. Dans un

coin, couché sur une table, le soldat que Bergé a grièvement blessé est

sommairement opéré. Dans l’angle opposé, les prisonniers distinguent un bureau

de bois grossier et une chaise.

Un lieutenant pénètre

dans la pièce. Il marche d’un pas rapide et rythmé, lance un ordre sans se

retourner, sans un regard vers les prisonniers. À hauteur de la table, il se

retourne et, abandonnant brusquement sa rigidité militaire, il s’assoit sur le

coin du meuble, sort de la poche de sa chemise un étui, en extrait une longue

cigarette à bout doré qu’il allume à l’aide d’un briquet en or. Il observe

attentivement les parachutistes entravés qu’un soldat pousse vers lui. D’une

voix douce, il susurre un ordre. Instantanément les liens sont tranchés. Les

trois Français font jouer leurs articulations, se frottent les bras, les

poignets et le cou.

D’une voix qu’il veut

conserver suave, l’officier allemand interroge dans un excellent français :

« L’un de vous

parle-t-il le français ou l’allemand ? Hélas ! messieurs, j’ignore

tout de la langue anglaise.

— Nous sommes

français tous les trois », tonne Bergé.

L’Allemand est

sincèrement surpris.

« Des soldats de De

Gaulle ?

— C’est exact.

— Je crains que ça

n’arrange pas votre cas. Non seulement vous allez être considérés comme

francs-tireurs, mais encore comme traîtres à votre pays.

— C’est un point de

vue que je ne partage pas. De toute façon, il vous sera difficile de nous

fusiller plus d’une fois chacun. »

L’officier sourit. Il

est évident qu’il est enchanté de cette conversation au cours de laquelle il

peut faire étalage de sa parfaite connaissance de la langue de ses prisonniers.

Il réfléchit un long moment avant de reprendre :

« Je me demande si

je parviendrais à faire preuve de votre arrogance si un jour je me trouve dans

votre situation. Je l’espère. »

Bergé hésite. Doit-il

renvoyer la balle ? Se faire le complice de ce dialogue ? Il pense qu’après

tout ça ne serait pas mauvais pour le moral de ses amis. Il réplique :

« Si vous survivez

en tant qu’officier S.S., je pense que vous aurez un jour tout loisir d’en

faire l’expérience. Vous pourrez alors répondre à votre question. »

L’Allemand éclate d’un

rire théâtral. Il se penche pour sortir un cahier du tiroir de la table ; toujours

jovial, il interroge :

« Nom, grade, matricule ?

Je suppose que vous refuserez de répondre à d’autres questions ?

— Vous supposez

bien. Je suis Georges Bergé, commandant du French Squadron, rattaché aux

parachutistes S.A.S. de l’Armée britannique. Voici les caporaux Sibard et

Mouhot. »

Mi-narquois, mi-sérieux,

l’Allemand se lève, se fige, et lance :

« Mes respects, commandant.

Vous et vos hommes avez-vous faim et soif ? »

Sur l’affirmation de

Bergé, le lieutenant lance un ordre : très rapidement, du pain, de la

viande séchée et du vin sont apportés. Les trois Français se jettent sur la

nourriture. Ils sont rassasiés lorsqu’une voiture freine dans la cour. Des

portières claquent. Presque aussitôt tous les occupants du réfectoire se dressent

comme mus par un même ressort. Un major, suivi de deux capitaines, pénètre dans

la pièce. Bras tendus les trois arrivants tonnent : « Heil Hitler ! »

et se dirigent vers les prisonniers.

Le major est un grand

gaillard au physique de bûcheron. D’entrée, il se lance dans un monologue vociférant,

soutenu par une colère non feinte. Il écume littéralement, hurle des sons

gutturaux qui résonnent sur les murs plâtrés de la pièce. La voix sereine, les

intonations volontairement nappées de mansuétude du lieutenant qui traduit au

fur et à mesure forment un contraste grotesque.

« Vous êtes des

bandits ! des assassins ! des francs-tireurs ! Notre major

déplore la douceur du peloton d’exécution, considère que c’est – pour des

vermines telles que vous – -une mort trop noble, regrette qu’il ne soit pas

prévu par nos règlements militaires un processus d’extermination qui

conviendrait mieux aux chacals, aux charognards, que vous représentez à ses

yeux. »

Le ton du lieutenant

traducteur est celui d’un hôte qui reçoit des invités précieux. Ignorant le

major, s’adressant au lieutenant, Bergé réplique calmement :

« Dites à votre

guignol que je l’emmerde et qu’il me foute la paix ! »

Visiblement le

lieutenant traduit une tout autre réponse. Toujours déchaîné, l’officier

supérieur poursuit son monologue :

« Le major déplore

de ne pas être chargé lui-même de vous passer par les armes. Il a reçu l’ordre

de vous livrer à la Luftkommandantur d’Heraklion qui vous réclame. Vous

serez fusillés là-bas. Un tribunal d’exception siégera demain matin en votre honneur. »

Après le départ du major

qui s’effectue aussi brusquement que son arrivée, les trois Français sont rattachés.

Cette fois on leur entrave également les pieds. Ils sont jetés comme des sacs

sur le plateau d’un camion bâché. Toujours souriant, le lieutenant s’approche

du camion :

« Je n’ose pas vous

souhaiter bon voyage, commandant. Mais j’aimerais que vous sachiez que je ne partage

pas l’opinion de mon chef, je pense que vous êtes trois soldats parmi les meilleurs. »

L’officier allemand

salue respectueusement. Toute attitude narquoise l’a abandonné. Pour la

première fois, il paraît sincère.

Le lourd véhicule

progresse régulièrement, sans se soucier des nombreuses imperfections de la

route. Chaque cahot secoue les prisonniers entravés, chaque choc provoque des

douleurs impossibles à éviter.

« Vous pensez qu’on

va nous fusiller demain, mon commandant ? demande Sibard.

— C’est probable, mon

vieux, nous connaissions avant de partir les risques que nous courrions. La mission

a réussi, c’est l’essentiel. Pensez-y. Pensez aussi à Pierrot, ça vous donnera

du courage. »

Dans la nuit, le convoi

arrive à l’aérodrome d’Heraklion. Les prisonniers traversent le lieu de leurs

exploits ; ils peuvent apercevoir les carcasses calcinées des appareils qu’ils

ont détruits, puis on les jette dans des cellules individuelles.

Il est 8 heures du matin,

le 20 juin. On leur a passé les menottes. Mouhot et Sibard sont assis, les

mains reposant sur leur ventre. Il y a vingt minutes que Bergé est entré dans

la salle dans laquelle siège le tribunal d’exception. Il ressort ; on le

fait asseoir près de ses hommes.

« Nous devons êtes

fusillés demain à l’aube, déclare-t-il sans émotion. Mais faites attention, c’est

un tribunal de maîtres chanteurs. Bouclez-la sur toutes leurs questions. Ils

vont vous promettre la vie contre des renseignements. Croyez-moi, ça ne

changerait rien, ils ne tiendraient pas leur parole. »

Devant le tribunal

présidé par un général de la Luftwaffe, les deux Français tiennent le coup sans

faiblir. Mouhot joue les butés, Sibard, les abrutis. Les Allemands n’apprennent

rien d’eux. Comme Bergé, ils sont condamnés à mort.

Pendant près de

vingt-quatre heures, ils se préparent à mourir. Aucun espoir ne subsiste en eux,

et pourtant la matinée du 21 juin se passe sans que rien ne se produise, rien d’autre

que la visite d’un feldgrau hébété qui leur apporte une boule de pain et

une soupe.

Pendant dix jours, les

trois parachutistes vont vivre dans une abominable, cruelle, inhumaine

incertitude, soumis tour à tour au régime sadique ou bienveillant d’une

lamentable douche écossaise. Des hommes viendront les rassurer par le judas de

leur cellule, d’autres les exciter en leur promettant une exécution imminente. Avant

chaque aube, ils demeurent des heures, haletants, attentifs au moindre bruit

inhabituel.

Le 2 juillet, les trois

Français sont extraits de leur cachot. Ils ne se sont pas vus depuis la séance

du tribunal. Deux soldats les convoient jusqu’aux toilettes ; on leur

distribue des rasoirs, du savon.

« Vous croyez que

ça y est, mon commandant ? interroge Mouhot.

— Je n’en sais pas

plus que toi, mais de toute façon, je préfère mourir propre et rasé. »

On leur donne une

chemise et un pantalon décent, une paire de bottines de toile. Ils sont ensuite

accompagnés en voiture en bordure du camp, à l’intérieur d’une villa. Dans un

salon sobre, ils sont mis en présence de plusieurs officiers aviateurs. Le plus

haut en grade est un très jeune colonel qui prend la parole dans un français

parfait :

Asseyez-vous, Bergé. Je

dois dire qu’à cause de vous j’ai eu bien des ennuis. Votre sabotage a

compromis mon avancement. »

Un commandant l’interrompt

en allemand. D’un signe de tête le colonel approuve :

« C’est juste, poursuit-il

en français, il nous semble plus humain de vous annoncer avant toute chose que

le Führer a décidé de vous gracier. Il vous considère comme des prisonniers

de guerre. C’est à ce titre que vous êtes chez moi aujourd’hui. »

Pour la première fois

depuis le début de leur calvaire, les S.A.S. sentent leurs nerfs qui lâchent. Sibard

se demande s’il ne va pas pleurer.

La conversation se

poursuit sans haine. Les aviateurs laissent percer leurs sentiments à l’égard

des parachutistes : un mélange de rancœur et d’amertume devant leur

matériel anéanti, d’admiration devant la folle témérité de l’action de commando

dont ils furent les victimes.

Dans la soirée, un Junker 52 conduit les trois Français à Brindisi. De là un train les

achemine dans un camp de prisonniers proche de Munich.

Pour eux une nouvelle

voie va s’ouvrir : les tentatives d’évasion. Bergé échouera. Sibard

réussira beaucoup plus tard.

Un volume entier serait

nécessaire pour narrer en détail les évasions de Jacques Mouhot. Six fois il parviendra

à quitter les camps aux régimes de plus en plus sévères dans lesquels on l’enferme.

La septième, à travers l’Allemagne, la Hollande, la Belgique, la France et l’Espagne,

il réussira à regagner son corps en Angleterre. En comptant sa fugue de

Mirecourt, Mouhot totalise huit évasions de camps allemands, deux passages en Angleterre

en tant que prisonnier évadé. Son cas est unique dans les annales de la Seconde

Guerre mondiale.

 

Lord Jellicœ et Costa

Petrakis se trouvaient dans le village Vassilika-Anoya quand ils apprirent l’accrochage

dont étaient victimes leurs amis. Il était évident qu’ils ne pouvaient rien

pour eux. Ils parvinrent sans la moindre difficulté à rejoindre le sous-marin

qui les attendait.

Quarante-huit heures

avant le sabotage d’Heraklion, les sept autres commandos de Stirling

connaissaient au Moyen-Orient des issues plus ou moins heureuses. Mais, dans l’ensemble,

les actions de sabotage des parachutistes anglais et français furent

suffisamment efficaces pour permettre au convoi de Malte de quitter Alexandrie

et d’effectuer la première partie de son voyage, celle qui le mettait hors de

portée de l’aviation allemande basée sur la côte africaine pour entrer dans une

zone où seuls les appareils d’Heraklion pouvaient intervenir.

Ces huit opérations

simultanées de commando ne fuient que le prélude aux actions des parachutistes

français au Moyen-Orient. L’historique des parachutistes de la France libre rapporte

en quelques lignes deux ans de souffrance et d’héroïsme.

« Les autres

missions, sous le commandement du lieutenant Jordan, eurent des résultats plus

ou moins heureux.

« Le groupe Jordan,

sur l’aérodrome de Siret-el-Chrisba, trahi au dernier instant, manque l’objectif

et se trouve dispersé en pleine nuit, tandis que deux de ses groupes commandés

par les caporaux de Bourmont et Tourneret, respectivement sur les aérodromes de

Derna-Ouest et Martuba 3, subissant le contrecoup de cette alerte, manqueront

aussi leurs objectifs.

« Ils seront tous

faits prisonniers, ici et là, dont quelques-uns au « rendez-vous »

prévu pour le retour. Malgré leur infériorité numérique (trois parachutistes

contre une compagnie allemande), ils engagent le combat.

« De cette mêlée

confuse, un seul réussira un exploit. Guichaoua, légèrement blessé, ira

incendier un bombardier sur lequel il dépose la seule grenade qui lui reste. Puis,

errant dans le djebel, sans eau, sans vivres, sans armes, deux fois blessé, il

sera retrouvé quatre jours plus tard par une patrouille italienne, à demi mort

d’épuisement sur le bord de la route.

« Le lieutenant

Jordan retrouvera seul le groupement des L. R. D. G. qui devait les ramener.

« La trahison aura

coûté quatorze parachutistes à l’unité.

« Pendant ce temps,

l’aspirant Zirnheld et ses quatre hommes attaquent Berka III avec succès, détruisant

six avions, tandis que le sous-lieutenant Jacquier attaquait l’aérodrome de

Barce. Manquant l’effet de surprise, il réussit, avant de quitter le terrain, à

miner un dépôt de bombes qui, en explosant, détruira plusieurs avions ennemis.

« Revenus à la base

de Siwa, les parachutistes français sont de nouveau lancés à l’attaque des

aérodromes de Fuka 19, puis Fuka 16. Deux autres terrains à proximité de

El-Daba subissent les assauts furieux des S.A.S. Les 21 et 22 juillet, ils

organisent une attaque de grande envergure sur l’aérodrome de Sidi-Haneich, puis,

en septembre, un raid sur Benghazi qui durera un mois.

« Ces opérations

eurent pour résultat de nombreux sabotages et surtout la perte pour l’ennemi de

soixante-dix avions certains.

« Ce cycle d’opérations

se termine par une série de missions et sabotages de voies ferrées

principalement et d’attaques de convois en Tripolitaine et Tunisie. Dure

mission qui sera efficace, mais coûteuse, au cours de laquelle les Français

perdent pour la deuxième fois leur chef, le capitaine Jordan, fait prisonnier, ainsi

que le colonel Stirling, prisonnier également. »

C’est alors que le Grand

Quartier Général du Führer donne l’ordre suivant :

« Les troupes S.A.S.

prisonnières seront remises immédiatement à l’unité de la Gestapo la plus

proche. Ces hommes sont très dangereux.

« La présence des

troupes S.A.S. dans n’importe quel secteur doit être immédiatement signalée. Elles

seront exterminées sans pitié. »

Signé : Adolf

Hitler.

 

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