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Les trois Français sont
attachés mains croisées derrière le dos. Leurs liens entourent leurs cous, provoquant
une strangulation au moindre mouvement. Un sous-officier hargneux et brutal les
pousse au centre de la longue colonne qui s’ébranle, dévalant un sentier.
Bergé, Sibard et Mouhot
fournissent des efforts surhumains pour suivre la cadence pourtant lente. À plusieurs
reprises, l’un d’eux trébuche, s’affale sans pouvoir protéger sa chute ; il
est relevé à coups de crosse.
Ils se traînent trois
heures avant d’arriver sur la petite place du village de Vassilika-Anoya. Les S.S.
les poussent dans une cour d’école, puis les font pénétrer dans une grande
pièce rectangulaire, sobre et nue, vraisemblablement le réfectoire. Dans un
coin, couché sur une table, le soldat que Bergé a grièvement blessé est
sommairement opéré. Dans l’angle opposé, les prisonniers distinguent un bureau
de bois grossier et une chaise.
Un lieutenant pénètre
dans la pièce. Il marche d’un pas rapide et rythmé, lance un ordre sans se
retourner, sans un regard vers les prisonniers. À hauteur de la table, il se
retourne et, abandonnant brusquement sa rigidité militaire, il s’assoit sur le
coin du meuble, sort de la poche de sa chemise un étui, en extrait une longue
cigarette à bout doré qu’il allume à l’aide d’un briquet en or. Il observe
attentivement les parachutistes entravés qu’un soldat pousse vers lui. D’une
voix douce, il susurre un ordre. Instantanément les liens sont tranchés. Les
trois Français font jouer leurs articulations, se frottent les bras, les
poignets et le cou.
D’une voix qu’il veut
conserver suave, l’officier allemand interroge dans un excellent français :
« L’un de vous
parle-t-il le français ou l’allemand ? Hélas ! messieurs, j’ignore
tout de la langue anglaise.
— Nous sommes
français tous les trois », tonne Bergé.
L’Allemand est
sincèrement surpris.
« Des soldats de De
Gaulle ?
— C’est exact.
— Je crains que ça
n’arrange pas votre cas. Non seulement vous allez être considérés comme
francs-tireurs, mais encore comme traîtres à votre pays.
— C’est un point de
vue que je ne partage pas. De toute façon, il vous sera difficile de nous
fusiller plus d’une fois chacun. »
L’officier sourit. Il
est évident qu’il est enchanté de cette conversation au cours de laquelle il
peut faire étalage de sa parfaite connaissance de la langue de ses prisonniers.
Il réfléchit un long moment avant de reprendre :
« Je me demande si
je parviendrais à faire preuve de votre arrogance si un jour je me trouve dans
votre situation. Je l’espère. »
Bergé hésite. Doit-il
renvoyer la balle ? Se faire le complice de ce dialogue ? Il pense qu’après
tout ça ne serait pas mauvais pour le moral de ses amis. Il réplique :
« Si vous survivez
en tant qu’officier S.S., je pense que vous aurez un jour tout loisir d’en
faire l’expérience. Vous pourrez alors répondre à votre question. »
L’Allemand éclate d’un
rire théâtral. Il se penche pour sortir un cahier du tiroir de la table ; toujours
jovial, il interroge :
« Nom, grade, matricule ?
Je suppose que vous refuserez de répondre à d’autres questions ?
— Vous supposez
bien. Je suis Georges Bergé, commandant du French Squadron, rattaché aux
parachutistes S.A.S. de l’Armée britannique. Voici les caporaux Sibard et
Mouhot. »
Mi-narquois, mi-sérieux,
l’Allemand se lève, se fige, et lance :
« Mes respects, commandant.
Vous et vos hommes avez-vous faim et soif ? »
Sur l’affirmation de
Bergé, le lieutenant lance un ordre : très rapidement, du pain, de la
viande séchée et du vin sont apportés. Les trois Français se jettent sur la
nourriture. Ils sont rassasiés lorsqu’une voiture freine dans la cour. Des
portières claquent. Presque aussitôt tous les occupants du réfectoire se dressent
comme mus par un même ressort. Un major, suivi de deux capitaines, pénètre dans
la pièce. Bras tendus les trois arrivants tonnent : « Heil Hitler ! »
et se dirigent vers les prisonniers.
Le major est un grand
gaillard au physique de bûcheron. D’entrée, il se lance dans un monologue vociférant,
soutenu par une colère non feinte. Il écume littéralement, hurle des sons
gutturaux qui résonnent sur les murs plâtrés de la pièce. La voix sereine, les
intonations volontairement nappées de mansuétude du lieutenant qui traduit au
fur et à mesure forment un contraste grotesque.
« Vous êtes des
bandits ! des assassins ! des francs-tireurs ! Notre major
déplore la douceur du peloton d’exécution, considère que c’est – pour des
vermines telles que vous – -une mort trop noble, regrette qu’il ne soit pas
prévu par nos règlements militaires un processus d’extermination qui
conviendrait mieux aux chacals, aux charognards, que vous représentez à ses
yeux. »
Le ton du lieutenant
traducteur est celui d’un hôte qui reçoit des invités précieux. Ignorant le
major, s’adressant au lieutenant, Bergé réplique calmement :
« Dites à votre
guignol que je l’emmerde et qu’il me foute la paix ! »
Visiblement le
lieutenant traduit une tout autre réponse. Toujours déchaîné, l’officier
supérieur poursuit son monologue :
« Le major déplore
de ne pas être chargé lui-même de vous passer par les armes. Il a reçu l’ordre
de vous livrer à la Luftkommandantur d’Heraklion qui vous réclame. Vous
serez fusillés là-bas. Un tribunal d’exception siégera demain matin en votre honneur. »
Après le départ du major
qui s’effectue aussi brusquement que son arrivée, les trois Français sont rattachés.
Cette fois on leur entrave également les pieds. Ils sont jetés comme des sacs
sur le plateau d’un camion bâché. Toujours souriant, le lieutenant s’approche
du camion :
« Je n’ose pas vous
souhaiter bon voyage, commandant. Mais j’aimerais que vous sachiez que je ne partage
pas l’opinion de mon chef, je pense que vous êtes trois soldats parmi les meilleurs. »
L’officier allemand
salue respectueusement. Toute attitude narquoise l’a abandonné. Pour la
première fois, il paraît sincère.
Le lourd véhicule
progresse régulièrement, sans se soucier des nombreuses imperfections de la
route. Chaque cahot secoue les prisonniers entravés, chaque choc provoque des
douleurs impossibles à éviter.
« Vous pensez qu’on
va nous fusiller demain, mon commandant ? demande Sibard.
— C’est probable, mon
vieux, nous connaissions avant de partir les risques que nous courrions. La mission
a réussi, c’est l’essentiel. Pensez-y. Pensez aussi à Pierrot, ça vous donnera
du courage. »
Dans la nuit, le convoi
arrive à l’aérodrome d’Heraklion. Les prisonniers traversent le lieu de leurs
exploits ; ils peuvent apercevoir les carcasses calcinées des appareils qu’ils
ont détruits, puis on les jette dans des cellules individuelles.
Il est 8 heures du matin,
le 20 juin. On leur a passé les menottes. Mouhot et Sibard sont assis, les
mains reposant sur leur ventre. Il y a vingt minutes que Bergé est entré dans
la salle dans laquelle siège le tribunal d’exception. Il ressort ; on le
fait asseoir près de ses hommes.
« Nous devons êtes
fusillés demain à l’aube, déclare-t-il sans émotion. Mais faites attention, c’est
un tribunal de maîtres chanteurs. Bouclez-la sur toutes leurs questions. Ils
vont vous promettre la vie contre des renseignements. Croyez-moi, ça ne
changerait rien, ils ne tiendraient pas leur parole. »
Devant le tribunal
présidé par un général de la Luftwaffe, les deux Français tiennent le coup sans
faiblir. Mouhot joue les butés, Sibard, les abrutis. Les Allemands n’apprennent
rien d’eux. Comme Bergé, ils sont condamnés à mort.
Pendant près de
vingt-quatre heures, ils se préparent à mourir. Aucun espoir ne subsiste en eux,
et pourtant la matinée du 21 juin se passe sans que rien ne se produise, rien d’autre
que la visite d’un feldgrau hébété qui leur apporte une boule de pain et
une soupe.
Pendant dix jours, les
trois parachutistes vont vivre dans une abominable, cruelle, inhumaine
incertitude, soumis tour à tour au régime sadique ou bienveillant d’une
lamentable douche écossaise. Des hommes viendront les rassurer par le judas de
leur cellule, d’autres les exciter en leur promettant une exécution imminente. Avant
chaque aube, ils demeurent des heures, haletants, attentifs au moindre bruit
inhabituel.
Le 2 juillet, les trois
Français sont extraits de leur cachot. Ils ne se sont pas vus depuis la séance
du tribunal. Deux soldats les convoient jusqu’aux toilettes ; on leur
distribue des rasoirs, du savon.
« Vous croyez que
ça y est, mon commandant ? interroge Mouhot.
— Je n’en sais pas
plus que toi, mais de toute façon, je préfère mourir propre et rasé. »
On leur donne une
chemise et un pantalon décent, une paire de bottines de toile. Ils sont ensuite
accompagnés en voiture en bordure du camp, à l’intérieur d’une villa. Dans un
salon sobre, ils sont mis en présence de plusieurs officiers aviateurs. Le plus
haut en grade est un très jeune colonel qui prend la parole dans un français
parfait :
Asseyez-vous, Bergé. Je
dois dire qu’à cause de vous j’ai eu bien des ennuis. Votre sabotage a
compromis mon avancement. »
Un commandant l’interrompt
en allemand. D’un signe de tête le colonel approuve :
« C’est juste, poursuit-il
en français, il nous semble plus humain de vous annoncer avant toute chose que
le Führer a décidé de vous gracier. Il vous considère comme des prisonniers
de guerre. C’est à ce titre que vous êtes chez moi aujourd’hui. »
Pour la première fois
depuis le début de leur calvaire, les S.A.S. sentent leurs nerfs qui lâchent. Sibard
se demande s’il ne va pas pleurer.
La conversation se
poursuit sans haine. Les aviateurs laissent percer leurs sentiments à l’égard
des parachutistes : un mélange de rancœur et d’amertume devant leur
matériel anéanti, d’admiration devant la folle témérité de l’action de commando
dont ils furent les victimes.
Dans la soirée, un Junker 52 conduit les trois Français à Brindisi. De là un train les
achemine dans un camp de prisonniers proche de Munich.
Pour eux une nouvelle
voie va s’ouvrir : les tentatives d’évasion. Bergé échouera. Sibard
réussira beaucoup plus tard.
Un volume entier serait
nécessaire pour narrer en détail les évasions de Jacques Mouhot. Six fois il parviendra
à quitter les camps aux régimes de plus en plus sévères dans lesquels on l’enferme.
La septième, à travers l’Allemagne, la Hollande, la Belgique, la France et l’Espagne,
il réussira à regagner son corps en Angleterre. En comptant sa fugue de
Mirecourt, Mouhot totalise huit évasions de camps allemands, deux passages en Angleterre
en tant que prisonnier évadé. Son cas est unique dans les annales de la Seconde
Guerre mondiale.
Lord Jellicœ et Costa
Petrakis se trouvaient dans le village Vassilika-Anoya quand ils apprirent l’accrochage
dont étaient victimes leurs amis. Il était évident qu’ils ne pouvaient rien
pour eux. Ils parvinrent sans la moindre difficulté à rejoindre le sous-marin
qui les attendait.
Quarante-huit heures
avant le sabotage d’Heraklion, les sept autres commandos de Stirling
connaissaient au Moyen-Orient des issues plus ou moins heureuses. Mais, dans l’ensemble,
les actions de sabotage des parachutistes anglais et français furent
suffisamment efficaces pour permettre au convoi de Malte de quitter Alexandrie
et d’effectuer la première partie de son voyage, celle qui le mettait hors de
portée de l’aviation allemande basée sur la côte africaine pour entrer dans une
zone où seuls les appareils d’Heraklion pouvaient intervenir.
Ces huit opérations
simultanées de commando ne fuient que le prélude aux actions des parachutistes
français au Moyen-Orient. L’historique des parachutistes de la France libre rapporte
en quelques lignes deux ans de souffrance et d’héroïsme.
« Les autres
missions, sous le commandement du lieutenant Jordan, eurent des résultats plus
ou moins heureux.
« Le groupe Jordan,
sur l’aérodrome de Siret-el-Chrisba, trahi au dernier instant, manque l’objectif
et se trouve dispersé en pleine nuit, tandis que deux de ses groupes commandés
par les caporaux de Bourmont et Tourneret, respectivement sur les aérodromes de
Derna-Ouest et Martuba 3, subissant le contrecoup de cette alerte, manqueront
aussi leurs objectifs.
« Ils seront tous
faits prisonniers, ici et là, dont quelques-uns au « rendez-vous »
prévu pour le retour. Malgré leur infériorité numérique (trois parachutistes
contre une compagnie allemande), ils engagent le combat.
« De cette mêlée
confuse, un seul réussira un exploit. Guichaoua, légèrement blessé, ira
incendier un bombardier sur lequel il dépose la seule grenade qui lui reste. Puis,
errant dans le djebel, sans eau, sans vivres, sans armes, deux fois blessé, il
sera retrouvé quatre jours plus tard par une patrouille italienne, à demi mort
d’épuisement sur le bord de la route.
« Le lieutenant
Jordan retrouvera seul le groupement des L. R. D. G. qui devait les ramener.
« La trahison aura
coûté quatorze parachutistes à l’unité.
« Pendant ce temps,
l’aspirant Zirnheld et ses quatre hommes attaquent Berka III avec succès, détruisant
six avions, tandis que le sous-lieutenant Jacquier attaquait l’aérodrome de
Barce. Manquant l’effet de surprise, il réussit, avant de quitter le terrain, à
miner un dépôt de bombes qui, en explosant, détruira plusieurs avions ennemis.
« Revenus à la base
de Siwa, les parachutistes français sont de nouveau lancés à l’attaque des
aérodromes de Fuka 19, puis Fuka 16. Deux autres terrains à proximité de
El-Daba subissent les assauts furieux des S.A.S. Les 21 et 22 juillet, ils
organisent une attaque de grande envergure sur l’aérodrome de Sidi-Haneich, puis,
en septembre, un raid sur Benghazi qui durera un mois.
« Ces opérations
eurent pour résultat de nombreux sabotages et surtout la perte pour l’ennemi de
soixante-dix avions certains.
« Ce cycle d’opérations
se termine par une série de missions et sabotages de voies ferrées
principalement et d’attaques de convois en Tripolitaine et Tunisie. Dure
mission qui sera efficace, mais coûteuse, au cours de laquelle les Français
perdent pour la deuxième fois leur chef, le capitaine Jordan, fait prisonnier, ainsi
que le colonel Stirling, prisonnier également. »
C’est alors que le Grand
Quartier Général du Führer donne l’ordre suivant :
« Les troupes S.A.S.
prisonnières seront remises immédiatement à l’unité de la Gestapo la plus
proche. Ces hommes sont très dangereux.
« La présence des
troupes S.A.S. dans n’importe quel secteur doit être immédiatement signalée. Elles
seront exterminées sans pitié. »
Signé : Adolf
Hitler.